La Chine

Envoi : Mail 7
Date : 3 et 20 mars 2001
Lieu : Wuhan
Kilométrage : 8370

Je roule en Chine.
Dans l'avion, je pensais encore prendre la Route de la Soie vers le Kazakhstan, ayant renoncé à la Mongolie pour cause d'hiver exceptionnel (-50 degrés, un million de bêtes mortes). Quand j'arrive a Pékin la nuit, il fait -10 degrés. Barricade a l'Auberge de Jeunesse entre Lonely Planet et Méthode Assimil, je me tâte, j'hésite, puis je rencontre Fred qui revient du Yunnan et son enthousiasme pour le sud ou vivent les minorités ethniques me conquit : cap au soleil. Un coup d'œil a la carte. Hanoi, Vietnam. environ 2500 km.
Dans mon enthousiasme de rouler vers le soleil plutôt que d'aller affronter l'hiver, j'imagine ce nouveau voyage sans trop d'appréhension.
Six heures pour dédouaner mon velo du fret aurait pourtant du me mettre la puce a l'oreille...

Mes longs zigzags pour rejoindre la capitale grâce aux misérables indications des passants aussi... Mais non, ça vient toujours pas. Visa en poche, je pars, donc.

Dans chaque nouveau pays, il y a presque toujours une journée de route atroce : la première. Je me rappelle mon choc a Tanger, mais celle-la détient la palme. Noyé dans un flot incessant de vélos, motos, tricycle, voitures et camions et ne sachant articuler correctement que "bonjour", je reste dubitatif devant le gout prononce des asiatiques pour l'art abstrait (cf. panneaux "indicateurs" en chinois), et tente vainement de m'extirper de la coquette municipalité de Beijing, de la taille de la Belgique.

A tout cela, il faut ajouter LA particularité culturelle des chinois, leur épuisante obsession : sauver la face. Ne jamais paraître ridicule. Leur concept de la dignité, et le calvaire des étrangers. Parce que tu peux toujours répéter cent fois a un pékinois (et sur les quatre tons...) "wo yao tchou Tianmen" ("je veux aller a la place Tienanmen"), la réponse n'aura absolument aucune raison d'être la bonne! Mieux vaut répondre n'importe quoi plutôt que d'avouer son ignorance.

Alors il est préférable de poser une vingtaine de fois la question, de procéder par recoupements successifs en se fiant a son instinct (bon, lui avait l'air trop con, l'autre a trop attendu pour répondre...), de savoir compter sur ses doigts a la chinoise, de se munir d'une bonne série de carte et d'un compteur précis (je préconise l'excellente série des 4 Nelles Map au 1:1500000, même si les noms de villes en anglais ne servent a rien...), au mieux d'un GPS, d'une balise Argos, d'un sextant (au cas ou le GPS tombe en panne), du système Global star de FranceTelecom et d'une dizaine de boussole. C'est ça ou se mettre au chinois, ou alors quand on est sur la bonne route ne jamais la quitter, même pour aller pisser (cf.:le convoi mine de Dakhla).
Première nuit agitée, j'ai atterri dans l'hôtel pour touristes (le plus cher de la ville), impossible de leur soutirer une adresse d'hôtel pour chinois.
Le compte est vite fait : à 200 balles la nuit, dans une semaine je suis a sec. Léger flottement, qui se transforme en vrai panique. Ca y est! Je commence doucement a atterrir, j'y ai mis le temps! Tant que je suis pas les deux pieds dedans, impossible de penser rationnellement, tout est faisable, tiens, la Route de la Soie en hiver:"in the pocket"... attend, c'est froid quand même -10...

OK cap au sud. Mon problème c'est qu'il ne m'est pas possible de planter la tente avec un froid pareil. Où et comment vais-je réussir a dormir en Chine? Pourtant j'étais prévenu... mais on peut te répéter cent fois qu'en Chine le problème numéro un c'est la communication, il faut y être, seul, parmi les chinois, pour comprendre.
L'ironie, c'est que, voyant que je ne les comprends pas, ils prennent tous a un moment donné stylo et papier pour me tracer quelques uns de leur 45000 hiéroglyphes barbares, persuadés que je sais AU MOINS LIRE ! Désolé les mecs, je suis pas japonais! Mais ici, dans l'Empire du Milieu, le centre, c'est eux.
"Au fait, en France, vous parlez anglais ou bien vous avez une langue a vous...?"

Je quitte mon hôtel de luxe.
Il fait -4 degrés.
Campagne moche, routes en chantiers, je zigzague, à vrai dire je fuis.
Les premiers jours, je fuis toujours un peu. Et puis je découvre une autre particularité de la Chine : sa saleté. C'est définitivement le pays le plus sale que je connaisse.
A parler franchement, la Chine en hiver, c'est une poubelle a ciel ouvert. Dans 3 ans, la Chine détiendra le triste record de premier pollueur de la planète. Des 10 villes les plus polluées au monde, 9 sont chinoises, ce qui est du principalement a l'utilisation massive du charbon qui fournit 70% de l'énergie nécessaire au pays.

Mais ils pourraient quand même installer des poubelles!... Non, la poubelle est une spécialité pékinoise (comme le canard laqué) pour l'image de la Chine dans le monde (et accessoirement pour préparer les JO de 2008).

Comment imaginer que dans le pays le plus peuple de la terre, on jette ses ordures a 2m de sa porte, parce qu'aucun service de ramassage n'a été créé ? On se croirait dans le Sahara occidental... ou les premières bouteilles de Coca en plastique de 1960 côtoient leurs cadettes du troisième millénaire aux bordures des pistes.

Heureusement, a ce froid et cette laideur, j'ai un dérivatif.
Le genre de truc qui console bien un cyclo en hiver : la bouffe. Excellente, énergétique, colorée... et d'un prix dérisoire.
La plupart du temps, j'ignore tout de ce que j'ingurgite, mais ça reste délicieux. Le grand absent est le riz, qui m'attend plus au sud. Ici, c'est nouilles sautes matin, midi et soir, du porc, beaucoup de légumes. Je n'ai donc aucun mal a atteindre ma ration quotidienne de 10 000 Kcal.

Les chinois ont développés toute une panoplie de plats prêts en 3 minutes, et l'eau bouillante étant disponible partout en Chine, je m'arrête souvent pour manger mes nouilles, on verse l'eau chaude et hop c'est bon et y a pas de vaisselle.
Et puis je rentre rarement "dans" un restaurant, sauf pour me réchauffer. Les chinois installent leur cuisine dans la rue, par tous les temps; soupes, beignets, pains, légumes, poulets. De 3 a 4 francs le repas. Sur le plan énergétique, j'ai un faible pour les brochettes de pomme de terre au sucre (qui se promènent dans toute la Chine sur des vélos), le bœuf sèche, les pâtes de fruits, les patates douces sèches (un délice), le jus d'amande et de fraise... le must restant le riz et le blé souffle, en gros les SMACKS artisanaux, à2F le kilo. Je me console.

Je quitte mon hôtel de luxe, donc.
Vers midi, je suis dans un petit village. Thermos vide, je veux boire chaud, hésite, rentre dans ce qui ressemble a un bistrot. L'assistance s'arrête de respirer. Oui, j'ai encore rien dit la-dessus, alors je vais pas épiloguer mais un cycliste non-asiatique en Chine, c'est l'attraction de la semaine.
Il faut les comprendre, coupes du monde pendant des années, ils voient soudain apparaître un blanc en Gore-tex rouge qui chevauche un vélo a 24 vitesses et alors c'est l'émeute, ils font la queue pour mettre leur pied dans les calles-pieds, bref : la fête. La suite me rappelle l'Islande... où êtes vous Xav et Raf ? Un accueil comme ça, ça se partage.
Je souris a tout le monde, Méthode Assimil a la main, un groupe de jeunes de 16 a 19 ans se rapprochent, m'encerclent, bientôt ils m'inviteront a manger, dénicherons une remise ou dormir, m'aideront a m'installer, trouverons un radiateur électrique, m'offrirons des pâtisseries, me proposeront de faire un foot (prestige Zidanien oblige), me présenteront a leur prof d'Anglais qui m'invitera a dîner pour le soir, m'entraîneront dans un studio photo "pour que j'ai un souvenir d'eux"... le soir la Chine perd 3-0 a la TV contre la Suède, nuit a -10 degrés, je me glisse habille dans mes deux duvets, au matin ils m'offrent le petit-déjeuner, les photos sont developpées, encore quelques cadeaux d'adieu... Je suis...ému.
C'est la troisième journée de route et la glace est brisee. Je suis maintenant en Chine.

L'après-midi, je rencontre un endurant cycliste sexagénaire qui répond au doux nom de Con, il parle beaucoup, je ne comprends rien mais le courant passe et j'aime bien rouler avec quelqu'un.
Il m'accompagne toute la journée, me guide dans les restos les moins chers, le soir nous décidons de chercher une chambre, le vieux renard part négocier, on se retrouve dans un hôtel à...5F la nuit. Merci Con! Je retiens la leçon!

D
emain nos routes se séparent, il retourne a son village, il mime qu'il sera triste parce qu'on "faisait une bonne équipe", cherche ses mots dans ma méthode Assimil, ne les trouve pas.
Quand au matin j'ouvre les yeux, il finit sa gymnastique chinoise, il m'offre une soupe aux nouilles dans la rue, on se quitte, il est triste et moi aussi, nos routes se séparent.

C'est la quatrième journée de route et j'ai déjà perdu presque toute ma carapace face à ce peuple étrange. Peuple timide et curieux a la fois, serviable, chaleureux, leurs seuls mots en anglais sont souvent "Hello" et "Can I help you?"

Je reprends la route. Au détour d'un chemin, petit électrochoc. une petite église se dresse dans la campagne chinoise et j'ai la brusque sensation de rouler en France.

Le violent mollard d'un paysan chinois me rappelle a la réalise. L'ai-je déjà signalé ?
Les chinois crachent.
Partout et sans arrêt. On s'y fait.

Le lendemain je m'arrête dans un petit restaurant. Au début je le faisais pas exprès, maintenant c'est un réflexe : je m'arrange toujours pour débarquer dans le bistrot le plus glauque, le plus inhospitalier d'apparence. Le genre d'endroit ou aucun touriste n'a jamais du poser la semelle aérée de sa Nike.
Le premier contact commence toujours par un long moment de stupéfaction de la part de mes hotes chinois. Ils me fixent d'un oeil rond, le visage paralyse, du style : qui, que, quoi, comment? Visiblement, ils se demandent ce que je viens chercher ici. Moi? Des nouilles et du thé. Ils se détendent, commencent a rire, m'entraînent dans la cuisine, je désigne les aliments que je veux manger, ils me tendent des baguettes, a peine je les saisis qu'ils explosent déjà de rire et courent m'apporter l'unique fourchette rouillée qui traîne (c'est frustrant, j'apprendrai jamais avec les baguettes), et me remplissent le verre dès que j'avale une gorgée.

C'est le moment d'aller chercher ma Méthode Assimil, je creuse une tranchée dans la foule compacte qui entoure mon vélo, le livre passe dans toutes les mains, les rires fusent, au moment de partir ils refusent que je paye, je les prends en photo, ils me remercient, et 200m plus loin leurs bras s'agitent encore...

Bientôt l'un d'eux me rattrape a moto, il tient a m'indiquer un bon hôtel pas cher.
Dans ma chambre, je discute 5 minutes avec un chinois, il m'invite a dîner au restaurant de l'hôtel, commande d'étranges bières chinoises sucrées, me dit qu'il aime son pays et qu'il est honore que mon voyage passe par la Chine, je passe de table en table, multiplie les repas, le patron me saute dessus; depuis que le monde est monde, aucun étranger ne s'est arrêté la, ça mérite une photo!

Il m'entraîne dans un studio et le rituel recommence : je suis assis sur une chaise, derrière moi mon hôte, debout, se dresse de tous ses 1,60m dans un décor champêtre, clic-clac, celle-là sera sur le mur a l'Accueil. Ce soir, ces chinois-la sont dechainés, je dois absolument trinquer avec chacun d'entre eux, les salauds, c'est une Vodka locale a 40%, et je finis par m'effondrer a minuit dans ma chambre.

Le lendemain, la morosité de la campagne chinoise reprend ses droits. Etrange vie que celle du voyageur a vélo. Entre la chaleur des rencontres et ces mauvaises routes froides chaque matin.

Et ce matin, il neige. Le vent fait tomber la température a -7 degrés. Mes dérailleurs se bloquent sous le givre, ma chaîne ne mort plus les pignons. Desolé ami, je vais devoir te pisser dessus.
Presque tous les jours, les chinois ont un petit geste.
Souvent, ils refusent que je paye l'addition. Quant aux quelques arnaques classiques sur les prix, j'y ai mis un terme définitif par une technique très simple : je ne les demande plus. J'estime le prix du beignet, ou du pain, ou de la soupe, et je sors un petit billet. Et la, surprise : pour 2 Yuans, je ne récolte pas 1, mais 6 beignets!

De l'autre cote des eaux boueuses du Fleuve Jaune, dans le Hénan, le mercure remonte. Un pâle soleil perce l'épais brouillard qui m'enveloppe tous les matins depuis Pékin. Une petite troupe de théâtre installe sa scène dans un champ.
A Xincai, j'ai la surprise de rencontrer des chinois du Xinjiang, l'immense province du nord-ouest de la Chine que j'aurai du traverser pour rejoindre Almaty, au Kazakhstan.

Ils tiennent une petite boulangerie ou je suis venu prendre mon petit-dej et refusent que je paye. Je les trouve pas du tout chinois, on dirait un mélange de russes, de mongols... ou plutôt des turcs!

Un francais rencontre a Pékin et qui avait vécu un an en Chine m'avait prévenu :"Tu ne dois pas considérer la Chine comme un pays, mais plutôt comme un continent, avec les mêmes différences du nord au sud que chez nous entre La Suède et le Portugal."

Brusquement dans leur conversation je surprends "faransya" ("francais", en arabe) au lieu du classique "Fagoua jrene" mandarin. Déclic. Des musulmans! C'est parti pour le récital : "Euchadou ella ilaha..." Ils sont stupéfait.
C'est l'émeute, toute la communauté musulmane veut voir le petit francais. Je feuillette le Lonely Planet, qui-contrairement a ce qu'il annonce- donne les rudiments du mandarin, du cantonais, du tibétain, du portugais... mais pas de l'ouighour!
Je repartirai avec...3 kilos de pains!
Suite du mail sur la Chine (29 Avril 2001)

Mes derniers jours en Chine sont marquees par l’apparition du soleil (que je n’attendais plus…) et par une certaine nostalgie de quitter le pays.
Apres 5 semaines et plus de 3000 km en Chine, je suis brusquement plein d’une curieuse reconnaissance pour ce que ce pays m’a apporté. Explications.

Dans un lieu ou survivre (c’est-a-dire manger, reussir a dormir, trouver la bonne route, etc…) dependait de la qualite de mes echanges avec la population, et que ces echanges etaient plus “gestuelo-picturaux” que verbiaux, toutes les conditions etaient reunies pour... changer , mon bonhomme ! Ou disons, “developper sa capacite d’adaptation”.

Voila ma conclusion : pour survivre en Chine, l’occidental moyen (donc moi) doit changer. Oublier ce qui lui semble evident, sourire quand il pete les plombs, ravaler toute emotion negative (colere, impatience,etc.), pour finalement... apprendre a rester maitre de soi.
Voila la discrete mais ferme claque de l’asie a l’occident (et l’importance du bouddhisme -qui definit la colere comme un peche- dans la vie des Thais ne fera qu’amplifier ce constat, quelques semaines plus tard). Voila ce qui a fini par me fasciner chez ce peuple : son self-control.

On reconnait facilement un touriste qui debarque en Chine : c'est le type ridicule qui gesticule et finit par peter les plombs devant un mur de visages sereins et impavides. Au bout d’un mois, soit il a quitte le pays en jurant de ne plus revenir, soit il affiche le sourire d’un lama tibetain a l’aube de l’illumination (j'y suis pas encore mais c'est plus tres loin.)

Une fois cette “adaptation” integree... les portes de la Chine s'ouvrent. (C'est-a-dire les sourires parce qu'il est toujours interdit d'heberger un etranger).
Ce qui me touche le plus dans ce pays, c'est qu'on te laisse pas crever.
Pourvu que tu saches te servir des muscles de tes joues pour distribuer des sourires, il y aura toujours des gens pour t’aider. Quand mon porte-bagage arriere pete, quand ma carte bleue se fait avaler, quand une violente fievre me cloue 3 jours au lit… je trouve toujours des gens qui m’offrent une aide spontanee et desinteressee.
Parfois leur aide n'est pas des plus efficaces, mais c’est l’intention qui compte...

Le point noir du pays pour le voyageur (mais qui lui donne le plus d'occasions de tester son self-control) reste ses eventuelles démélés avec le Bureau de la Securite Publique. Archaique institution communiste, son seul but semble etre de te faire chier, voir de te rapeller que tu roules quand meme dans la plus grande dictature du monde, mon coco. (Je renvoie les interesses sur l'etat de la Chine a l'adresse : http://perso.wanadoo.fr/amnesty-alpes/campagne/chine/campchin.htm )
Pour le voyageur prudent aujourd'hui, le risque n'est pas tant de dormir chez l'habitant (dans ce cas c'est l'hote qui aura des problemes...) que de sortir sa camera devant des scenes "douteuses", voir "pouvant porter atteintes au Parti"... les exemples vont du visage d'un enfant a un arbre dans un champ, etc...
Ne les provoquez pas! Les dirigeants chinois affichent une peur viscerale envers la "polution spirituelle" occidentale.

Le peuple chinois est un peuple que l'on sent completement maté par la police. Meme lorsque une relation d'amitie s'installe avec un chinois, des questions sur les droits de l'homme, sur la democratie, etc. sont toujours deplacees. On devient dangereux, ils sont genes. La discussion ne va en general pas plus loin. Ou elle se fige en un discours stereotype sur le Parti.

Si tu dois laisser ton numero de passeport dans les grands cyber-cafes, c'est pour mieux controler que tu ne surfes pas sur des sites portant atteinte au Parti. Mais le grand jeu des flics du BSP reste quand meme de debarquer a 3H du matin dans ta chambre pour verifier que tu ne caches pas de chinoise sous le lit.
Explication officielle : empecher le vol.
Explication officieuse : empecher les trop curieux touristes de discuter avec des chinois et d'aborder des themes politiques compromettant; voir de polluer les esprits avec des mots dangereux ("capitalisme" -mais non, la Chine n'est pas capitaliste, quelle idee- "democratie" -hou le vilain mot- etc...).