L'Argentine & le Chili

Envoi : Mail 6
Date : 9 Février 2001
Lieu : Santiago
Kilométrage : 7023

L'avion amorce un dernier virage au dessus du plus grand estuaire du monde et se pose sur la piste de Buenos Aires. A la descente, une chaleur moite me surprend. Il ne fait "que" 34°C, mais cette chaleur n'est pas la même que celle du désert, plus élevée mais plus sèche, donc plus supportable. Je regonfle mes pneus.

J'ai quitté une Belgique fêtant le nouvel an sous la neige, et si ce contraste avec le Sénégal fut saisissant, celui avec l'Argentine ne l'est pas moins.
De ce côté de l'Equateur, c'est l'été, et l'odeur des eucalyptus de la Pampa Humida m'attend dès la sortie de l'aéroport. De l'herbe, des arbres, des arbres et des parfums sucrés. Le désert avait-t-il une odeur ? Je range pull et gore-tex, sors lunettes de soleils et pars à l'assaut de la capitale.

Mes appréhensions, mélange de recents reflexes africains et d'un instinct de survie anormalement développés, disparaissent dans l'heure : ici règne une quiétude méridionale, voir toulousaine. Les questions commencent, mon curieux mode de transport me permet d'établir un premier contact avec la population. Malheureusement, mon espagnol se limite pour le moment à quelques heures passées dans l'avion à survoler une quelconque méthode Assimil avec ses phrases à l'utlité douteuses comme "El bano esta tupido" (la cuvette des WC est bouchée) ou "Soy alergico a las nueces" (je suis allergique aux noix). L'Espagne m'avait préparé à une population latine ne parlant pas un mot d'anglais, c'est donc à moi de me mettre à l'Espagnol.

Je reprends la route. Buenos Aires ressemble à toutes les grandes villes, à ceci près qu'après quelques heures de vélo, une couche noir recouvre visages, bras et jambes. Je ne comprends pas toute de suite qu'il s'agit de la polution.
Sortir du Gran Buenos Aires et de ses 12 millions d'habitants relève du parcours du combattant et me permet, bien involontairement, de visiter la ville en la silonnant d'est en ouest et du nord au sud. Lujan. Routa Siete. L'air est chaud, je suffoque.

Je m'engage sur la Via Panam que je suivrai jusqu'au Chili. Premier camping.
Ma méthode d'espagnol à la main, ça fait maintenant bien deux heures que je baragouine en "espagnol" avec le responsable du camping. Ma cervelle commence a chauffer, je fais des contorsions mentales terribles pour raconter mon voyage avec les quatre verbes et la vingtaine de mots qui constituent mon vocabulaire. On se comprend.

Le lendemain, il m'offre le camping et m'invite à manger. Je repars, je ne plante plus ma tente, la chaleur est pesante et je me contente de dormir sur mon tapis de sol, mon chèche de 3m en guise de drap.
Ca fait deux jours que j'attends la pluie, je commence à me ruiner en boissons fraiches dans les stations services, le coût de la vie en Argentine est sensiblement le même qu'en France. Ca va péter, c'est sûr, j'ai pas de baromêtre mais l'air est trop lourd.

A Junin, c'est la liberation. Le ciel se déchire, c'est le déluge, bientôt la télévision ne parlera que de ça. Impossible de dormir sous tente, je file m'abriter dans la salle à manger d'un complexe touristique.
Des Argentins en vacances m'offrent le maté, la boisson nationale, l'équivalent du thé à la menthe pour les Mauritaniens... C'est une infusion de feuilles d'un arbuste d'Amerique du Sud qu'on boit dans une callebasse, à l'aide d'une "bombilla", sorte de paille métallique. C'est une boisson tonique (elle contient de la caféine) qu'on peut boire sucré ou non.
Le lendemain, je repars sous une température plus clémente.
Je traîne la patte depuis quelques jours, je n'arrive plus trop à me motiver, mélange de nostalgie de ma pause bruxelloise et du fait que je ne me sens pas encore en Argentine.
Je fais cinq cent mêtres et aperçoit deux cyclos à l'arnachement sensiblement identique au mien. Je leur saute dessus, ils sont brésiliens, un troisième larron nous rejoint, le contact est excellent, bientôt nos roues se mélangent avec allégresse, je ne sais pas encore qu'on ira ensemble jusqu'au Chili.

Présentation : Egon -58 ans, professeur d'éducation physique- roule avec son fils, Leonardo -29 ans, également professeur d'éducation physique- et Jackson, 28 ans, qui travaille dans une boite de tourisme d'aventure.

Je ne me lasserai pas d'observer père et fils voyageant ensemble. La condition physique d'Egon est intacte, je me souhaite de vieillir comme lui. Quant au fils, ses mollets ressemblent étrangement à mes cuisses.

Ces trois brésiliens sont partis de leur ville d'origine, Nova Pétropolis, pour rallier Santiago du Chili en passant par le Paraguay et l'Argentine au terme d'un voyage de 3000 km. Le bonus c'est l'origine germanique d'Egon et de Leo qui nous permet de communiquer en allemand (tant mieux, je comptais pas me mettre au portugais).

Ils m'offrent le resto, je découvre la barbaque argentine et reste stupéfait de ne pas réussir à finir la quantité gargantuesque des plats de viandes qui se succèdent. Ici, quand on mange de la viande, on mange de la viande. Rapellons que c'est l'élement principal de la cuisine argentine, que sa tendresse est incomparable avec notre caoutchouc européen et que le cheptel flirte avec les 85 millions de têtes, pour 37 millions d'Argentins.
Leur rhytme est supérieur au mien, ils tournent en moyenne à 28km/h quand je musarde à 21, mais ce n'est qu'une question d'adaptation et quelques jours plus tard je me retrouverai en tête du petit peloton.
Je découvre une autre façon de voyager, en petit groupe, plus disciplinée et plus saine que ma vie de bohémien bordélique et imprévisible.
Réveil vers les 6h30, d'part vers les 8h30, on pédale jusqu'à 17 h et on se couche à 22h00. Je n'y avais pas pensé (il faut dire que le besoin ne me taraudait pas non plus), nous campons tous les soirs derrière une station service, ils tiennent absolument à prendre une douche après chaque journée de vélo. Je découvre donc également l'hygiène.
Les journées passent avec bonheur, je me plonge dans cette nouvelle ambiance.
Chaque matin le rituel de la poignée de main, on se souhaite une bonne journée, barbaque le midi dans le resto d'une station service, 100-120 kilos par jour, un demi-kilo de glace savor dulce de leche par personne en fin d'après-midi, le soir on dresse les trois tentes en cercle, douche, maté et pattes, Léo écrit son journal, Jackson répare son boitier de pédalier, je discute avec Egon.
Parfois des routes inondées nous obligent à faire des détours, nous nous enfonçons en hurlant dans des étangs, de l'eau jusqu'à mi-mollet, les sacoches avants immergées, devant nous une Mercedes noie son moteur, nous passons en souriant, la terre réapparait sur 100m puis la piscine recommence.
Un soir deux ouvriers m'invitent à partager leur repas : barbaque, pattes et maté. Mes amis dorment, j'ai déjà mangé et je suis crevé mais je me suis promis de ne laisser passer aucune oportunité.
La politique, le foot et leur quotidien se mélangent (mon baragouinage s'est un peu amélioré), leur constat sur l'Argentine est le même que celui de tous les Argentins que j'ai rencontré : pas de classe moyenne, le pays se divise en deux catégories : les très riches et les pauvres. Eux font parti de la deuxième catégorie mais la chaleur de leur accueil est inoubliable. Et les indiens? C'est vrai quoi, j'avais beau l'avoir lu, leur absence parfaite mérite quand même une petite explication, je pensais en trouver deux, trois, "c'est de l'histoire ancienne" disent-ils en se grattent le front et en sifflotant leur maté. Ils n'ont jamais su que c'était la boisson des indiens et n'ont aucune explication.
Mendoza.
Nous sommes aux pieds de la cordillère.
A apercevoir les neiges eternels, j'éprouve un sentiment mélangé : enthousiasme de sortir de la monotonie de la pampa et peur de ce qui va être ma première experience de la montagne. Il va falloir grimper, passer le mur.

Nous restons une journée dans la ville à flaner, je dors mal.
Départ. Dès la sortie de la ville, les montagnes commencent.
Il faut trouver le rhytme, rechercher l'équilibre, le bon braquet, accepter la lenteur, arréter de faire craquer les vitesses, éviter les cassures de rhytme, les pauses inutiles, avancer.
En cours de route nous croisons Daniel, un Argentin de 30 ans qui est parti de Buenos Aires sur son VTT pour rejoindre Santiago du Chili. Il s'ajoute tout naturellement à notre peloton, nous sommes maintenant cinq à rouler, combien serons nous à l'arrivée? Quand le soir nous atteignons Uspallata, mon altimètre indique 1900m, je suis surpris d'y être déjà. L'entraînement commence à payer. Nous décidons de louer une sorte de petit châlet, partons acheter quelques kilos de viande, Daniel s'occupe de préparer les pâtes, Leo de faire rôtir la viande, Jackson répare son boitier de pédalier, j'écris quelques lettres. La soirée est longue. Le lendemain, la montagne reprend. Chacun de mes compagnons a déjà cassé quelques rayons maintenant, on s'arrête souvent pour réparer, je leur fais un cour sur la supériorité des aciers suédois, des roues à 48 rayons, et on repart.

Les tunnels s'enchainent, la Cordillère dévoile ses merveilles, les virages se multiplient, les montées aussi. Parfois, des chevaux nous croisent dans un nuage de poussière.
A Puente del Inca, à 2700m d'altitude, nous traversons à pied le pont de sel pour prendre un bain dans une source naturelle d'eau chaude. On se rhabille et quelques kilomètres plus loin, nous apercevons enfin la "sentinelle de pierre" des Incas, qui culmine du haut de ses 6962m : l'Aconcagua.

Nous ne sommes plus qu'à une dixaine de kilomètres de la frontière, mais notre projet est de laisser les vélos, pour 3 jours de trekking dans l'Aconcagua Park, histoire de se rapprocher de la bête.
Nous plantons la tente au camp de base, nous sommes au coeur des Andes, toujours pas de mal des montagne en vue, mais cette sensation que chaque mouvement demande un peu plus d'énergie qu'avant.

Le lendemain Egon et Leo restent sur place, nous transvasons tente, rechaud, duvet, pulls, eau et nourriture dans des sacs à dos et partons à deux, moi et Jackson.
Après presque 7000 kilometres à vélo, j'ai la sensation de ne plus savoir marcher.

Nous puisons l'eau dans les rivières, perdons la piste, la retrouvons, et plantons la tente près d'un ruisseau à 3500m.
Réveil à 4 degrés, le temps de faire le café et le soleil se lève, s'étend sur la montagne, il n'y a plus que le bruit de l'eau, les oiseaux qui jouent près du réchaud, nous avalons pain et fromage, décidons de laisser le gros du materiel dans la tente et de partir avec le minimum sur le dos pour la Plaza Francia, à 4200m.
A midi, nous sommes aux pieds de l'Aconcagua.
A partir de là, c'est le domaine des alpinistes, des pros, pas de ces touristes aux doigts monstrueux et violets que nous avons croisés a Mendoza et qui avaient la prétention de s'attaquer au plus haut sommet des deux Amériques.

En revenant au camp de base, un jeune étudiant en médecine sportive me tend un questionnaire :
"Aviez-vous déjà pratiqué une activité sportive à plus de 3000m auparavant?
- Euh, non...
-Pratiquez-vous un sport régulièrement ?
-Oui! Le vélo! Combien d'heures par semaine ?
-Euh, environ une quarantaine."

Le Chili

Tunnel frontalier Los Caracoles, 2880m.
Ce tunnel fait 3500m de long et l'emprunter serait suicidaire.
Un militaire nous escorte en moto sur une artère interdite aux voitures. Au loin, minuscule, une lumière. La frontière se trouve au milieu de ce tunnel. Et la tache de lumière au fond, c'est le Chili.

Je revois le col du Pertus, le détroit de Gibraltar qui s'éloigne, la Jeep des militaires mauritaniens qui fonce entre les mines, la pirogue sur le fleuve Sénégal et je me dis que cette frontière est la plus belle.
Comme une transition magique, nous fonçons vers la lumière.
Peu importe ce que nous trouverons derrière, nous avons 3500 metres d'obscurité et un point qui brûle pour réver à un monde nouveau.
Nous sommes sur l'autre versant de la cordillère des Andes (cf. vue du Chili) Devant nos yeux s'étend la plus belle, la plus longue descente que nous ayons jamais vu.

C'est difficile à imaginer, il faut être devant pour réaliser la folie de cette montagne qu'on a haché sur un dénivellé pareil.
Pieds dans les calles-pieds, mains sur les manettes de freins, on se laisser aller.
Beaucoup de pauses, on fait durer le plaisir, séances photos tous les kilomêtres, la descente semble ne jamais devoir s'arréter.
De ce côté, une nature beaucoup plus verdoyante que le versant argentin nous attend.
Nous fétons notre nouvelle frontière dans un restaurant au bord de la route, je m'endors la tête dans ma pastèque, nous roulons jusqu'à Los Andes. Cette ville est notre terminus, c'est là que nos chemins se séparent, eux partent sur Valparaiso, moi je descends sur Santiago. Cabernet Sauvignon chilien.
Dans quelques jours leur voyage s'arrête aussi, ils rentrent en bus au Brésil.
Adieu des plus difficiles. Bon vent mes amis, Léo, Egon, Jackson, je ne vous attendais pas, vous avez éclairé ce voyage... Et Pedalando Nova Petropolis!