Le Maroc

Envoi : Mail 2
Date : 24 Octobre 2000
Lieu : Rabat
Kilométrage : 2300

Je roule dans un autre monde. Seul en Afrique.

A Tanger, c'est le choc. Ici, inutile de chercher de l'insolite : il est partout. La route de Rabat est jalonnée de vendeurs de fruits, melons, figues de barbaries, cacahuette, tomates, bananes.
Les bergers sont des enfants de 10 ans qui bien souvent gisent, comme mort, sur le rebord de la route à l'heure de la sieste, tandis que les moutons s'étalent sur la chaussée.
Un âne minuscule passe, un homme en costume impecable le chevauche. Les policiers réparent leurs antiques mobylettes (dont le réflecteur arrière est très souvent un CD collé), taillent une bavette avec plaisir ou me proposent de racheter mon vélo.
Tous les taxis, ou presque, sont des Fiat Uno.

Il y a toujours, au milieu de nulle part, un marocain assis, pensif, à attendre Dieu sait quoi. Ou un autre, à pied, sous un soleil de plomb, entre 2 villes distantes de 20km, qui tire son barda de tissus.

Ici, un vélo est un moyen de transport précieux. Je l'ai compris dès la descente du ferry. Les têtes se dévissent sur mon passage, pourtant mon vélo, volontairement amoché, ne ressemble à rien.
La plupart des paysans se déplacent à dos d'âne ou tirés par une charette.

Je pédale dans un autre monde.
Sortie des classes. Les enfants braillent à mon passage, font des signes, hurlent des encouragements en français.
Où ai-je lu qu'ils ne demandaient que de l'argent?
Ce doit être mon mode de déplacement, ici j'enthousiasme les foules, je suis un touriste un peu bizarre. D'ailleurs, je n'ai encore croisé aucun autre cyclo.

Je longe la mer, l'atlantique cette fois, une mer déchainée qui fait flotter, à l'entrée de certains villages, un pafum de sel et d'embrun, et me donne envie de laisser tomber mon vélo et de partir naviguer.

La couleur de la terre a changé. Elle est rouge, ou ocre, les collines ont toutes les nuances du marron, quelques taches vertes, et un ciel d'un bleu puissant.

A Gibraltar j'ai renvoyé 2 sacoches par la poste, adieu gore-tex, pulls et autres gadgets. Cet allegement me permet de pouvoir laisser mon vélo et de prendre les sacoches avec moi. Liberté et autonomie.

Je me nourris sur la route. Ici, les routes regorgent de vendeurs de pain et de fruits. Le pain marocain est un délice, rond et molleux, et ne coûte que 1,1 dirham, soit 70 centimes. Quand je veux un sandwich, j'aborde une petite échope, le vendeur se gratte le front, puis prend un morceau de pain, le coupe en deux, y glisse 2 vaches-qui-rit (ici tout s'achète à l'unité) et me le tend. 3 dirhams.
Face aux pattiseries marocaines, je ne me contrôle plus, je fais des repas entiers de gateaux à 2 ou 3 dirhams pièce.
L'hospitalité marocaine? Ce n'est pas un mythe. Ici les gens ne demandent qu'à parler, ça tombe bien je voyage seul. J'arrive dans une gargotte, sur le bord de la route.

Soleil de plomb, je suis mort, j'ai soif.
A force de voir des vendeurs partout, j'ai trop compté sur leur probable présence et me suis brusquement retrouvé à rouler 60km sans une goutte d'eau.

Un gosse me prend mes bidons et court me les remplir d'eau. Un autre m'apporte l'unique chaise, je suis le seul à être assis, ils sont tous debout. Le tenancier tourne le bouton du poste et me met la radio française, avant de m'offrir sandwich au poulet, olives et dattes.

Bienvenue au Maroc!

Les langues se délient, je baragouine dans un français-arabe consternant. Si je veux dormir ici ce soir? Désolé j'ai encore de la route à faire. Choukrane, choukrane djazillan!

Au programme d'aujourd'hui une centaine de bornes. Petit déjeuner.
J'achète un melon, le type m'invite à m'assoir, me le découpe, on parle. Je ne repartirai que le lendemain, après avoir partagé une journée de la vie d'AbdelAli. Il a 29 ans et vend des melons depuis toujours, de jour comme de nuit. A plat ventre dans sa petite cabane de branchages, un oeil sur la route et sur les clients potentiels, il me raconte ses rêves.
A quoi peut bien rêver un paysan marocain? A un visa, qui lui permettrait de sortir du Maroc, à une fille européenne, "moderne" avec qui il pourrait fonder une famille, à un vrai travail. Il sait bien qu'il ne pourra jamais sortir du Maroc. Je regarde mon vélo, mes sacoches. Un ami à lui a réussi récemment à gagner l'Espagne en jet-ski et travaille maintenant comme maçon, sans papier ni passeport. Un modèle pour lui et ses frères qui rêvent tous de quitter cette terre et cette vie de misère.
Je me souviens avoir lu en Espagne que la police avait arrêté en un week-end 540 marocains qui tentaient de rejoindre les côtes espagnoles sur des embarcations en bois de fortune. Beaucoup meurent pendant cette traversée, certains serrent les dents et réussissent.

Repas en famille. Rituel. Ici on mange avec les mains, assis sur le sol, autour d'un plat principal où chacun se sert. D'office, ses frères me présentent les meilleurs morceaux. Mon premier thé marocain, à la menthe, très sucré et servit bouillant avec des gestes d'un autre temps. Sa famille est pauvre, très pauvre; une batterie de voiture alimente une vielle télé qui diffuse des sitcoms mexicains doublés en marocain.

La famille entière est malade, j'offre un tube d'aspirine, ils me remercient chaleureusement.
Le soir, un ami passe à la maison et brandit une crême qu'il a acheté. J'ai le temps de lire "Anti-Galle".
La famille vit dans un espèce de bidonville en tôle ondulée. Leur fortune trône dans la cour : un vieux tracteur MASSEY-FERGUSSON qui leur permet de cultiver la terre. A côté, une minuscule mosquée est aménagée dans une pièce. Il y en a même dans les plus petits villages.
Le Coran est leur école, il façonne leur droiture et leur morale.
Adieu AbdelAli!
Je te souhaite que tes rêves se réalisent, que tu trouves une femme qui puisse te rendre heureux, marocaine ou française. De t'en sortir, de sortir de la misère.

Quant à moi, si je réussissais à ne jamais oublier ce que j'ai vu chez toi, mon voyage aura déjà un sens.

Quand le soir je m'endors dans la pièce commune, j'ai une pensée pour ce couple d'Espagnol qui m'a accueillit ma dernière nuit en Espagne, à Algéciras. Des gens chaleureux qui n'hésiterons pas à me laisser les clés de leur appart mais qui passeront la soirée à me "mettre en garde" contre les Marocains. Plus j'approchais la frontière espagnole, plus les "recommandations" fusaient. Ces gens-là n'ont probablement jamais mis le pied au Maroc.
Chez eux, j'étais un bon français. Ici, je suis un bon arabe. Il y a toujours un flic pour me demander "d'où je viens". Passeport. Monsieur "Tayyib!" ("bien" en arabe). Bienvenue au Maroc mon fils."

J'oubliais!
Une décision quand même. J'ai choisis de renoncer à ma boucle prévue au Maroc, pour rallier Dakar, au Sénégal, via le Sahara occidental et la Mauritanie, soit encore 3500 km.
J'avais abandonné ce projet dans l'apréhension du départ, mais l'appel du désert, et des rencontres que je peux y faire, est trop fort pour que j'y résiste.
J'ai donc attendu 4 jours à l'ambassade de Mauritanie à Rabat. Le type de l'accueil a éclaté d'un grand rire en voyant mon vélo, et m'a dit, dans un sourire qui mettait en valeur les trous toutes les 2 dents : "Tu ne passeras jamais avec ça dans les pistes de Mauritanie petit!". Le délégué de l'ambassadeur est plus pragmatique et s'interesse à la médiatisation de mon voyage. Quand il apprend que la Mairie de Paris me sponsorise il m'accorde le visa de 2 MOIS qui m'est nécessaire pour relier Rabat à la frontière entre Mauritanie et Sénégal.


"Je ne l'ai encore jamais fait, me dit-il en me tendant mon passeport, bonne route et surtout bonne chance."