La Mauritanie

Envoi : Mail 4
Date : 15 Décembre 2000
Lieu : Nouakchott
Kilométrage : 4991

De Boujdour à Dakhla, j'ai 2 jours pour faire 355 kilometres et être à l'heure pour le convoi militaire qui part vendredi.
Départ. Je porte 13 litres d'eau, il n'y a plus rien jusqu'à Dakhla, seules quelques habitations de pêcheurs nichées aux pieds des falaises et invisibles depuis la route.

Je roule vers une mer que je n'atteindrai jamais, un mirage qui apporte un peu de fraicheur au paysage en faisant plonger le bitume dans une eau que je vois faussement miroiter.

Le soir, je m'écarte de la route pour planter ma tente près des falaises. J'arrive épuisé à Dakhla le jeudi soir, après avoir roulé 180 kils le premier jour et 175 le deuxième.

Je repère vite la 2CV multicolore de Seb et JC, deux jeunes croisés sur la route et qui partent pour un tour du monde à bord de leur brave Titine, qu'ils comptent revendre au Sénégal (mais qui ne survivra malheureusement pas aux dunes de sable) avant de poursuivre en transports locaux.

Le site de leur tour du monde se trouve à l'adresse : www.tu2000.com

L'hôtel est blindé, mais ils me font de la place.
Le lendemain, ça coince du côté des militaires du convoi. Mon nom et celui de quelques autres ne figurent pas sur leur liste. Attente. J'ai quand même pas accéléré pour rien!
La dernière voiture du convoi démarre, je redescends mon vélo du camion d'un allemand rencontré sur la route et qui avait accepté de me charger. Tant pis. J'attendrais le prochain qui part mardi.

Je passe ces 5 jours avec Mohamed, Stephen et Bertrand, refoulés eux aussi.
On passe ces journées à discuter, entre patisseries, thés et tagines. Bertrand voyage depuis 15 ans, a visité 160 pays et fait 8 fois le tour du monde. Il décide d'acheter un VTT en occasion et de me suivre en Mauritanie.

Mardi matin, le convoi se met en branle. Parmis les jeeps et les camions, quelques aventuriers de pacotille, faux baroudeurs en tout genre dont les bons plans après 20 ans en Afrique se résument souvent en la liste des hôtels sans cafards ou des couscous à 20dh. Accrochage violent avec une star du monde cyclo, le premier à avoir traversé le désert à vélo. On peut avoir réalisé des choses exceptionnelles et être resté un petit sur le plan humain.
Ce convoi commence à me chauffer, j'ai hâte de retrouver ma tranquilité, je plante Bertrand qui commence à me les briser menu, charge ma monture sur la TOYOTA d'un jeune couple de belge adorable qui a choisit, comme premier test de vie commune, un an en Afrique en 4x4. Bonne chance à vous deux !

Le convoi durera deux jours pour quelques 300 kilomètres. Des voitures s'enlisent. Il ne s'agit pas de s'écarter de la piste pour aller pisser, de récentes carcasses de voitures calcinées témoignent de la présence de mines des deux côtés de la route.

Au poste frontière de Bir Guendouz, à 80 kilomêtres de Nouadhibou, j'obtiens du commandant de charger mon vélo sur la jeep des militaires. La majorité des voitures filent en effet directement sur Nouakchott par la route de la plage, une route impraticable pour les vélos à cause des marées et du risque d'ensablement. Je n'ai aucune envie de traverser la Mauritanie sur le toit d'une jeep, je compte m'enfoncer dans les terres grâce au train minéralier de Zouérate.
Je quitte mes belges qui filent sur Nouakchott. Le commandant démarre.Notre voiture quitte la piste pour s'enfoncer dans les dunes.

La suite est un long cauchemar. Ne plus jamais rouler avec un militaire mauritanien fanatique du Paris-Dakar.
Je vois l'aiguille du compteur qui s'emballe, 90,100,110,120. Ce type est malade, mon vélo fait des sauts de carpe, je ferme les yeux. La voiture semble ne jamais devoir ralentir, le kamikaze fanatique avale tous les obstacles pour finir par exploser le pneu avant droit sur un rocher un peu trop coriace. Il le change et redémarre en trombe.

Nouadhibou.
Je suis en Mauritanie. La première chose qu'on remarque, c'est la population noire, absente au Maroc.
Je fête ma troisième frontière dans un petit restau sénégalais.
Le matin, 4 militaires m'aident à hisser à bout de bras les 60 kilos de mon vélo dans les cuves vides du train minéralier.

Ce train est indescriptible, le voyage, gratuit, le sera aussi. C'est le plus lourd, le plus long et le plus lent train au monde.
Je partage ma cuve avec 4 hommes. Ils sortent une poignée de charbon et m'invitent à boire mon premier thé mauritanien.
Le désert défile.
Je m'enfonce en Mauritanie, perpendiculairement à la côte.
Le soleil se couche, j'étends mon duvet sur le sol. Je suis couvert de la tête aux pieds d'une poussière grise que crache les 2 kilomètres de wagons. Allongé sur le dos, je scrute les étoiles qui commencent à percer le ciel. Plus aucune lumière. C'est mon premier vrai ciel de désert.
A 1h30 du matin, le train s'arrête. Choum. Je balance vélo et sacoches.

Je suis seul, aucune lumière n'éclaire le petit village.
Je m'avance. Un groupe d'homme.
Je demande un endroit où dormir, pas de réponse. J'aperçois une pièce avec des tapis sur le sol et une lampe à gaz fait bruler une lumière verte. Je m'installe. Personne ne bronche.
Je m'endors comme une masse.
Au réveil, toujours pas de question de la part de mes hôtes mais une foule d'enfants silencieux autour de mon vélo. Au Maroc, ça aurait fait déjà une plombe qu'on m'aurait bombardé de questions. Brusquement je réalise que je suis en Mauritanie.

Départ pour Atar. Je n'ai toujours pas de carte. "Tu suis les traces des 4x4 en restant toujours à gauche."
A partir de Choum commence pour moi le vrai désert. Ici, plus aucun camion ne passe, mon vélo s'enlise, je force, il s'immobilise, je me viande, mon vélo se couche dans le sable.
Il faut se relever et pousser.
Quand c'est plus le sable, c'est la tolle ondulée qui casse les vertèbres. C'est l'un ou l'autre, au choix. Tous les 100 mêtres je dois mettre pied à terre.

Le thermomêtre monte, je bois trop. La nuit je m'effondre derrière une dune.
Au matin, mes bidons sont presque vides, j'ai bu comme un chameau pendant la nuit.
Je commence à stresser.
Vers 15h, je n'ai plus qu'un demi litre. J'aperçois une petite cabane et une maison en foin.
Je m'approche. Des femmes en sortent en criant, me montrant leurs yeux rouge sang. La majorité de la famille a les yeux tués par le soleil, le vent et le sable. Eux ont un puits et moi j'ai 3,5 kilos de médicaments. On va bien s'entendre. Je distribue mes collyres, le doyen m'invite pour le thé.
Je ne repartirai que le lendemain. Ses gestes sont incroyables, il fait mousser les verres pendant dix bonnes minutes. Je suis dans une famille de bergers. Le seul aliment est un plat de riz collant au sable dans lequel on plonge la main jusqu'à former une petite boulette. Le fils me tend un récipient qui contient une sorte d'eau savonneuse, j'y plonge mécaniquement les mains et commence à me les laver. Une seconde de silence puis la famille s'étrangle brutalement de rire. C'est en fait du lait de chamelle, coupé avec de l'eau sucrée. A la réflexion c'est pas mauvais du tout et pis ça a l'air riche en protéines avec les mouches qui flottent.

A 20 kilomêtres d'Atar, un village
. Je découvre l'hymne mauritanien : "Mosieu Kado".
Les gosses s'accrochent, braillent, un groupe de femme me happe pour boire le lait de chamelle. 20 paires d'yeux suivent mes déglutiments avec intérêt.

L'homme arrive, m'invite à partager son repas, c'est un professeur. Je tends la main à la femme pour la remercier, elle fait un saut de cabri en arrière. Le con. "Ismilii, ismilii !"
Retrouver le goudron, c'est retrouver la civilisation.
A Atar un journaliste m'aborde, veut écrire son article, mais moi je veux juste me laver, manger et dormir.

Un groupe se forme, l'un d'eux me propose l'hospitalité. Salek a 22 ans, ça rapproche, et un coeur d'or. Je le vois s'activer, la poussière vole, il m'ammène un tapis, m'aménage une chambre et file faire les courses. Il est cuisinier. Il se surpassera. "Si j'avais eu de l'argent, je t'aurai acheté un dessert".
Le soir on déambule dans Atar. Bob Marley dans la rue, "One Love".

Le lendemain, je quitte un ami. Cap sur Nouakchott, à 480 bornes. Une voiture m'arrête. "Tu veux voir un suisse qui fait le tour du monde à vélo depuis 7 ans?!?"

Enfin une rencontre avec un vrai voyageur, ni écrasant, ni amer, ni morose! Claude a 40 ans, chevauche son "Yak" de 80 kilos depuis bientôt 7 ans, a roulé 113 000 kilometres sur les 5 continents. Voilà pour les chiffres. Pour le bonhomme, c'est un type droit, ouvert et chaleureux. Moi qui comptait filer aujourd'hui sur Atar, c'est foutu. On passera 6 jours ensemble à parler voyage (le site de son voyage : www.redfish.com/yak).
Dans quatre mois il retourne dans son pays, la Suisse.

Lui remonte vers le nord, moi je descends vers le sud, alors on va décider de partir ensemble à l'est, direction l'oasis de Chingetti et de revenir. On loge chez Sid-Ahmed, un taxi ancien chamelier qui s'est reconverti dans le tourisme. Il a travaillé 11 ans en Russie et a divorcé 7 fois. Avoir voyagé lui a plus ouvert l'esprit que ses contemporains, il semble plus lucide sur son pays.

Chez lui, une tribu de jeunes filles vont nous tenir compagnie pendant cette semaine. Ces rencontres laisseront des traces et imprimera un tournant décisif dans ma vision du monde arabe dans lequel je baigne depuis un mois et demi.

Jusqu'à présent tous mes rapports étaient en effet avec des hommes. Et la vie que mêne l'autre moitié est autrement plus dure à regarder. Un soir, sous la tente familiale (tous les mauritaniens ont une tente dans leur jardin dans laquelle ils passent plus de temps qu'entre leurs murs, habitude de nomades)
Sid-Ahmed aura cette phrase qui cristallisera ce que nous constatons depuis longtemps : "Je n'ai pas vu d'Amour en Mauritanie".

Le Ramadam a commencé, les repas se prennent à minuit ou 1H du matin. Quand les hommes ne trainent pas dans les environs, les filles retournent les jerricans, entament des rythmes endiablés de tam-tam, chantent et dansent avec nous. Les barrières tombent, il n'est plus question de mettre un objet entre le corps d'un garçon et d'une fille assis côte à côte, certaines se hasardent à nous toucher les cheveux, elles fument, se lâchent, font peur aux quelques garçons présents qui condamnent tous leur feminité et leur joie de vivre.

Puis un flic revient, tout rentre dans l'ordre, les voiles ressortent et le tam-tam cesse. Je quitte Sid-Ahmed et sa tribu avec regret, Claude m'accompagne jusqu'à Tergit, bon retour à toi mon ami et à la prochaine à Genêve.

Sur la route de Nouakchott, une famille de chameliers m'invite à passer la nuit sous leur tente. Ils se mettent en tête de me convertir, me rebaptisent Ahmed Tayyb, je récite la profession de foi coranique. La lune est pleine et éclaire le sable blanc, je déambule entre les tentes, un vieux me fait réciter "Euchadou ella ilaha ilalla ou euchadou eneu Mohamedeun rassoul allah".
Ca peut toujours servir.
Il est heureux. Il ira au paradis. Il me parle du monde visible et du monde invisible, du paradis et du diable.
Ce campement de 400 tentes à 80 kilomètres de Nouakchott est dans une impasse. Ils n'ont pas d'eau pour vivre et qu'une voiture pour le ravitaillement à la capitale.
Ils m'implorent de contacter une ONG française pour installer des citernes et mettre en place d'urgence un service de ravitaillement en eau. Leur campement est en train de mourir. Je suffoque.
L'Afrique commence a me vider, la vie, la bouffe, la chaleur, les derniers kilomêtres avant Nouakchott sont indescriptibles, brusquement je n'ai plus de force, mes jambes refusent de pédaler, le thermomêtre affiche 50 degrés, j'ai des envies de mer, envie de fuir, et je m'effondre à Nouakchott.