Le Laos

Envoi : Mail 8
Date : 20 avril au 3 mai 2001
Lieu : Bangkok
Kilométrage : 11500

Une etrange maison en ruine perdue dans la jungle : le poste-frontiere.
Moment d'hesitation devant le formulaire; "nationalite" : francaise, "race" : superieure?

Premiers coups de pedales au Laos.
Le goudron vietnamien disparait d'un coup. La piste, mauvaise, est deserte.
Une riviere, puis une autre. Partout des hommes et des femmes se baignent.
Coup d'oeil au compteur : 45 degres.
A 200m de moi, des pans de forets brulent, et le craquement sinistre des flammes se mele aux cris des enfants jouant dans la riviere. Scene etrange.

Des maisons apparaissent,sur pilotis pour gagner un peu de fraicheur.
Des sortes de cabanes en bois et en bambou, aux toits de paille.
Depuis combien de temps est-ce que je roule? Seul le ronronnement familier de mes pneux brise le silence des pistes, ecrasees sous le soleil. Parfois je m'enfonce dans des forets aux bruits etranges, et leurs ombres me rafraichissent un peu.
Je suis loin du Vietnam.
Finis les "Hello" frenetiques.
De longs regards.
Le Laos etait sensse n'etre qu'une parenthese, un passage eclair vers la Thailande. Suivant les conseils du ministere des affaires etrangeres, j'avais decide d'eviter les zones a risques, notamment la capitale et les postes-frontieres victimes des attentats d'une des 47 ethnies qui se partagent le Laos, et qui lutte pour la reconnaissance de sa culture : les Hmongs.
J'avais donc decide de suivre une petite ligne noire qui traversait hardiment ma Nelles Map au niveau du milieu du pays, pour relier Thakek, sur le Mekong.

Carrefour. Droite ou gauche?
Depuis la frontiere, il n'y a ni panneau, ni numero de route, rien.
J'interpelle un homme.

Cette fois, je n'ai ni guide de conversation, ni methode Assimil. Je repete "Thakek" sur tous les tons, il m'indique la droite. Dix metres plus loin, je repete ma question a un autre homme (habitude chinoise): gauche cette fois. Troisieme passant : droite. Je respire a fond. Quatrieme passant : gauche. Oui, je me rends compte en l'ecrivant que ca peut paraitre drole, mais la, non. Cinquieme : gauche. Ah! Les socialistes menent. Sixieme : droite.

Sur le coup, j'ai bien failli perdre tout ce que j'avais pu apprendre en 6 semaines. Je n'ai plus la force de parler, je lui sauverai pas sa face : je prends a gauche devant celui qui me repete que c'est a droite. Je maudis interieurement ce peuple de toute mon ame.
La route tourne. Tourne... Et au bout d'un moment, une petite piste me rejoind sur la droite...Je la suis des yeux... elle tourne elle aussi... Les deux pistes se rejoignaient.
Laos : 1 - France : 0. T'as bien fait de t'ecraser mon bonhomme !

Le Laos est-il habité ?
Je traverse ce qui est indique sur ma carte comme un "village", sans meme m'en rendre compte. Un groupement de cinq cabanes sur pilotis porte un nom de lieu.

Autour de moi, j'ai l'impression que la jungle s'epaissit. Mon velo s'embourbe de plus en plus. Mes garde-boue, quant a eux, font bien leur boulot : ils gardent la boue.
Et bloquent les roues. Pas la peine de nettoyer, tous les 50m ca recommence.
La piste s'arrete. Il faut descendre et pousser. Coup d'oeil au compteur : je n'avance pas.

Les heures passent. La jungle semble hurler autour de moi. Oiseaux, insectes, je ne vois rien mais ca braille. Et puis brusquement, une sensation qui prend aux tripes, melange viscieux d'adrenaline et d'un sentiment indescriptible : je suis seul et je roule dans la jungle laosienne. Je m'entends respirer, les plateaux rendent l'ame, la chaine crise de toute sa rouille. Vas pas dire que y a pas dans tout ca quelque chose qui te plait.

Coup d'oeil au soleil.
Encore une petite heure de lumiere.
Ou suis-je ?
Un homme! Qui me fait comprendre qu'il n'y a rien par la, que je me trompe, qu'il me faut rebrousser chemin. En effet, la piste n'est plus une piste. Je tracais une route imaginaire. Demi-tour. Je roule 3 km et tombe sur un autre homme.
Evidemment, le verdict tombe : c'etait la bonne direction. Je sublime toute ma haine dans un dernier sourire tremblant, qui masque mal le violent "ALLEZ TOUS VOUS FAIRE FOUTRE!" qui me pend aux levres.
Re-coup d'oeil au soleil. Bon, on va se la jouer Indiana Jones, version CM1. Le soleil se couche...a l'ouest. Je veux aller plein sud. Donc... par la! C'est-a-dire : demi-tour.

A l'heure ou les anopheles affutent leur dard, je roule encore. Ou plutot : je taille la zone. Celle-ci est justement classe III, ou "paludisme multiresistant" (heureusement, un medecin de l'ambassade de France a Hanoi m'avait refile quelques boites de mefloquine).

De toute facon, il est hors de question que je bivouac ici. Je tete les derniers rayons de soleil. Impossible d'accelerer avec cette boue. La nuit tombe.
Au bout d'une heure, une cabane, puis une autre, un village. Sauvé.
J'apparais, ecarlate, un sourire a devoiler les dents de sagesse du fond.
Dans ces moments, on aime l'humanite entiere, donc en l'occurence egalement ces belles trognes creusees par le soleil et la vie. Ne pas les effrayer. Je tente un bonjour en chinois, en anglais, en vietnamien... avant de realiser que je sais meme pas dire bonjour.

Qu'a cela ne tienne, j'apercois des bouteilles thailandaises de Fanta a la menthe (petit detail : si Pepsi est en passe de gagner l'enorme marche chinois, la Coca-Cola Cie reste leader incontestable en Asie du Sud-Est).
J'en achete plusieurs bouteilles, ce qui me donne un pretexte pour sourire a l'homme qui tient la "boutique" (2 planches).

Une fois mes sourires termines, je me lance dans une longue seance ou je mime, dans l'ordre : la nuit (pas si evident), les moustiques qui attaquent, les lions qui rugissent, et enfin la machette que je n'ai pas mais qu'il me faudrait pour pouvoir dormir ailleurs que dans ce charmant petit village typiquement laosien qui me tend les bras si gentillement.

Dans la cabane que je partage avec mes hotes, des formes s'activent dans la penombre;j'ai etendu mon duvet sur une paillasse et je contemple le spectacle.
Un feu est allume. Ce serait mentir que d'affirmer que je ressens toutes les rencontres avec la meme intensite. Parfois, je dois me faire violence pour ne pas trouver ca normal que des gens m'hebergent et nourissent ma couane.
Mais pas ce soir.

Je ressens trop la magie,"l'anomalie" de la rencontre. Ou suis-je?
On me fait signe d'approcher. Le repas est pret, du riz trop cuit qu'on forme en boulette avec la main (droite!), a la facon des bergers de mauritanie.
Le riz comme champion inconteste de la survie alimentaire mondiale.
Quand ai-je quitte le Vietnam? Ce matin? Les ombres dansent sur les murs de la piece.

Des bebes tetent les seins de femmes sur lesquelles il m'est impossible de mettre un age. Certains donnent de l'argent (je suis contre), d'autres emmenent leur guitare (je suis pour)... pour ma part, quand je tiens a remercier les gens qui m'accueillent mais que je ne parle pas leur langue, je sors une cassette, deplie l'ecran LCD de la camera et lance le cinema a domicile.

Et ce soir, le spectacle est definitivement dans la salle. Ils sont paralyses.
Eux regardent le film, je les regarde. Des cris, femmes et enfants accourent.

Dans le noir de la jungle laosienne, une route defile.
Une route lisse, goudronnee comme ils n'en verront jamais, et de part et d'autre de cette route, les opulentes rizieres vietnamiennes qui se perdent a l'infinie.
J'ai rembobine ce qui, aux yeux d'un spectateur lambda, n'aurai absolument aucun interet : des kilometres de route. Mais ici, a chaque virage, des exclamations fusent.
Eux viennent de passer clandestinement la frontiere, pourtant a quelques kilometres de la. Quand la cassette se termine, concert de hurlements pour que ca recommence.
Je m'execute avec plaisir. Dans tous les yeux, une lueur magique. Meme en Chine, je n'avais pas ce succes : les plus pauvres des paysans chinois avaient vu la tele.

Le lendemain, la boue est partout. Quand je debarque dans un village, les jambes couvertes de boue, le visage en sueur et la barbe hirsute, je fais peur. La meme question dans leurs regards : "il sort d'ou celui-la?". Leve comme mes hotes avant le chant du coq, je m'etais fixe 90km pour la journee. J'en ferai la moitie.

Mon probleme est que je m'entete a vouloir rester sur mon velo quand la sagesse voudrait que je mette pied a terre et que je me trainasse comme une larve.

Mais je me suis fixe 90km, alors je roule jusqu'a ce que la boue me scotche brutalement sur place, pieds bloques dans les calle-pieds, a quelques centiemes de secondes de la previsible chute.
Je me vautre, donc.

L'apres-midi, mes nerfs lachent. Mes roues derapent, les vis s'envolent, mon porte-bagage avant se decroche, je plane. J'ai du pousser un cri.

A cela, il faut ajouter ma transmission, completement morte, et mes plateaux qui s'obstinent a caresser la chaine quand leur role est justement de l'entrainer. J'arrete.

Tiens, une maison, des femmes et des enfants. L'un d'eux me fait signe. Je dormirai la.
Je m'avance, on m'offre un verre d'eau douteux que je fais semblant de boire.
Un vieux le remarque et m'apporte vite un verre de the.
Tres vite, je sors ma camera, l'hysterie recommence.

Une heure plus tard, ils se dehanchent tous sur une vieille casette de Goldman.
Je savoure le spectacle. Puis, musique traditionnelle.
Les filles courent se maquiller, changent d'habits, multiplient les sourires, reapparaissent metamorphosees, me touchent le nez, soupirent(complexe asiatique numero 1)...
Le soir, je hisse mon velo dans la cabane, etend ma moustiquaire, encore du riz, et je sombre comme une masse.

Le lendemain, la robe safran d'un jeune moine me rapelle que la Thailande n'est plus tres loin. La piste s'ameliore, le paysage est incroyable : ciel bleu, piste ocre et rouge, vegetation d'un vert puissant. Je m'arrete pour goutter le riz collant-banane qu'on me propose, non, pas de chauve-souris merci!

Je reprends la route. Et brusquement, le bitume reapparait, Thakek, je traverse la ville, et au bout, un cordon bleu qui se deroule : le Mekong. Et de l'autre versant du fleuve, des maisons : la Thailande...